Elle le regarde s’effriter
- Sidonie
- 17 oct. 2023
- 3 min de lecture
Elle le regarde s’effriter. Lui et son cerveau qui fuit, qui confond, qui s’embrouille.
Elle le regarde s’effriter, semaines après semaines, mois après mois. Ce temps implacable qui érode les corps, même les plus forts.
Elle le poursuit dans l’appartement, qu’il ne peut plus quitter seul, de pièces en pièces, le dos vouté, la balayette à la main, ramassant les bribes de son esprit en lambeaux. L’oreille constamment à l’affut du bruit des chaussons qui glissent sur le parquet, frottant poussivement le sol, dans un effleurement fastidieux.

Elle le regarde s’effriter et le vent qui emporte les débris de son être, ne la laissera pas le réparer. Elle le regroupe en petits tas dans les recoins, elle empile les morceaux ébréchés qu’elle espèrerait presque recoller. Alors que le prochain courant d’air emportera ces miettes dans un souffle, sans pitié, tel un voluptueux nuage de poussière. L’esprit flou s’évapore, éphémère.
Elle n’y peut rien. Elle pensait avoir les clefs et agite un trousseau, bien trop chargé, de ses doigts engourdis. La serrure se déforme, la parole se tord. Elle n’y peut rien. Rien contre la mémoire qui chancèle, la raison qui s’entremêle et les mots qui dérapent. La vie n’est ni logique, ni arrangeante. La vie est.
Elle le regarde s’effriter et se disloque à ses côtés. Ses absences sont sa démence. Elle espérait vieillir, elle s’use. Elle comble, à mains nues et écorchées, un vide chaque jour plus grand, qui finira par l’engloutir.
Elle cherche au milieu des ruines et de la fatigue, le courage de faire. Répéter, gérer, compenser. Elle prend soin de lui, à la dérive, sans son cœur qui palpite. Préférer les souvenirs à l’instant présent, au point de ne plus avoir de plaisir à être.
Elle a les jambes qui tremblent et les sentiments qui trébuchent. Elle vacille, pleure puis se rattrape. Elle ne peut pas flancher, on ne quitte pas le navire, même lorsque le navire a déjà sombré. Même au bout, même à bout, sans ressources, elle le regarde s’effriter.
Qui devient-elle au milieu de son chaos ? Plus il perd son identité, plus elle devient une autre, elle ne se reconnait pas.
En perdant les mots, il lui a pris sa joie.
En perdant les notions d’espace, il l’a enfermée.
En perdant son autonomie, il lui a pris sa liberté.
Prisonnière de sa conscience qui s’égare dans chaque recoin de l’appartement.
J’entends ses petits pas discrets, lents et lourds qui grimpent l’escalier qui mène à mon cabinet. Je l’accueille d’un sourire et d’un voie douce. Je la laisse déposer sa peine sur le paillasson, comme on enlève son manteau que je me charge de suspendre délicatement. A l’abri de la réalité, elle se défait de son corps qui grince et son âme errante.
Elle aimerait sûrement que je me penche à ses cotés, voutée, pour glaner les restes de sa vie oubliée. Elle guette l’apaisement dans mes mots, l’oubli sous mes mains. Le massage enrobe la peine d’une amnésie temporaire. Elle recueille la joie et le plaisir, même infiniment petits. Je cale le rythme de mes gestes sur les pulsations de son coeur afin d’alléger son monde. Ne pas heurter cette femme blessée. Je pose chaque mouvement comme un pansement sur ses plaies, dans le silence et le calme.
J’entends ses pas qui redescendent, son corps adoucit et son esprit assoupli.
Faire semblant que cette petite voix douloureuse s’est tue, pour un instant, elle ne hurle plus. Elle reviendra, parce qu’elle le regarde s’effriter et qu’une parenthèse ne suffit pas.
L’amour ne suffit plus quand il faut marcher vers la fin.
Le courage ne suffit plus quand il faut porter plus lourd que soi.
L’énergie ne suffit plus quand le déclin embourbe le chemin.
Elle le regarde s’effriter. Et donnera infiniment plus que ce qu’elle possède.
Elle observe la vie qui déconstruit, sans jamais se lasser, ce qu’elle avait patiemment élaboré. L’enfant grandit, le vieillard faiblit.

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