Quelle est sa peine ?
- Sidonie

- 3 oct.
- 2 min de lecture
Je repense à vous, Monsieur.
Dans votre veste de pluie rouge et bleue, un air tranquille et une belle moustache grisonnante recourbée sur vos joues. Un visage mature mais pas vieillissant. Je crois que vous portiez un bonnet retroussé. Une présence fugace. Nous passions les pieds pleins de boue sur les trottoirs de votre village breton, cherchant les traces du GR sur les murs en pierre de vos ruelles. En contournant l’église, nous vous avons croisé, vous sortiez du cimetière accolé.

Vous avez essuyé une larme discrète puis enfoncé vos mains profondément au fond de vos poches. Il faisait froid. Vous étiez élégant emitouflé dans votre peine. Un bref regard vers nous, un vague bonjour de la tête. Nous avons continué notre chemin. Peut-être les seules personnes croisées ce jour là. Vous aviez le tourment calme.
Nous étions le 24 décembre, au nord du Finistère. Il faisait un peu gris et il fallait bientôt faire nuit.
Quelle était votre peine ?
Nous avions décidé de ne pas être dans nos familles ce soir là. Nous ne mesurions pas notre chance d’avoir la liberté de ce choix. Vous ne l’aviez visiblement plus.
Je me suis sentie privilégiée et indélicate. De croiser votre route avec nos priorités si vaines. Notre naïveté de ne souhaiter que la nature pour unique compagnie. Même si elle me servait d’échappatoire à l’absence de mon enfant, il était ailleurs, vivant.
Loin des nôtres mais deux. Amoureux. Isolés volontaires mais deux. Seuls mais toujours deux.
Il ne me faut parfois pas plus qu’un frôlement pour percevoir le subtil. J’étais émue.
Alors, je repense à vous, Monsieur, souvent. A moi qui n’ose pas assez et aux vies parallèles.
J’ai eu envie de vous prendre dans les bras. De me taire par respect pour tout ce qu’on ne comblera pas. Juste être là, une main tendue pour descendre de ce trottoir maudit.
J’aurais voulu vous demander de me parler de votre défunt. De vous écouter vraiment. De le faire exister un moment et que cela soit important. Une présence éphémère pour apaiser un peu la nuit.
J’ai gardé mes distances parce que mes barrières invisibles. Parce que cela ne se fait pas, parce que je n’étais pas toute seule, par timidité peut-être ou parce que vous dégagiez beaucoup de pudeur. Parce que mon humanité ne franchit pas encore assez les limites de mon coeur.
Je n’ai rien fait. Je suis restée plantée dans mon monde des vivants, touchée en plein coeur, avec un arrière goût un peu coupable. Egoïste. Une sensation de venir troubler votre peine en empruntant cette rue, justement à ce moment là. Brusquer votre intimité par le frottement de nos baskets crottées faisant trop de bruit dans votre village silencieux. Touriste égarés impudiques brisant votre bulle par notre présence indiscrète. Brusquerie d’être là et de ne rien vous dire de mieux.
Je repense à vous souvent, Monsieur. A la perte d’un parent, d’un enfant. A un couple détruit par les affres de la vie. Je repense à vous avec tendresse. Comme une mère regarde son enfant adulte qui a pourtant toujours autant besoin d’elle. Est ce que quelqu’un vous a pris dans les bras ce soir là ?
Je crois qu’on ne guérit jamais de la vie.





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